Qu'est-ce que la
courbure d'une surface?
par Jean-Marie Lescure et Dominique
Manchon
Certaines surfaces plongées dans l'espace ambiant paraissent courbes :
Fig.
1 : un cylindre et un cône matérialisés par une feuille de papier
enroulée.
Ces apparences sont trompeuses car le cylindre et le cône sont plats et non courbes! Pourquoi? Parce que ces surfaces sont développables sur le plan : elles peuvent être fabriquées en roulant une feuille de papier sans la déformer. On a simplement recollé les deux bords, et il faudrait les décoller à nouveau pour pouvoir retrouver la feuille de papier plate initiale. Ce détail a son importance et nous en parlerons un peu plus loin. Mais alors, en quoi les surfaces ci-dessous sont-elles courbes?
Fig.
2 : deux surfaces courbes.
La réponse à cette question va
dégager une notion de courbure intrinsèque, c'est-à-dire
indépendante du plongement isométrique dans l'espace ambiant.
Qu'est-ce que cela veut dire? Imaginez un instant que vous viviez sur
une surface sans soupçonner l'existence de la troisième dimension.
Vous saurez malgré tout dire si cette surface est plate ou non, et
vous saurez même estimer sa courbure dans une région donnée!
La
somme des angles d'un triangle
Elle est égale à 180 degrés, c'est-à-dire l'angle plat... Du moins si notre triangle est tracé dans le plan :
Fig. 3 : la somme des angles est
égale à 180°.
Si on trace le triangle sur une surface quelconque ce n'est plus forcément vrai : voici un triangle tracé sur une sphère, avec trois angles droits, donc tel que alpha+beta+gamma = 270 degrés!
Fig. 4 : un triangle avec trois angles droits.
En voici un autre tracé sur le pied d'un fauteuil. La somme des angles est cette fois-ci inférieure à 180 degrés :
Fig. 5 : un triangle dont la somme des angles est inférieure à 180°.
Les segments de droite sont remplacés
par des segments de géodésiques, c'est-à-dire le plus court
chemin d'un point à un autre, sachant que le chemin doit rester sur
la surface. Les élastiques tendus que vous voyez sur les photos
"cherchent le chemin le plus court", et empruntent donc
naturellement la géodésique entre deux points (Oui, entre deux
points il y a un et un seul "chemin le plus court", du
moins si les deux points ne sont pas trop éloignés l'un de l'autre.
Mais si vous prenez le pôle Sud et le pôle Nord sur le globe
terrestre ce n'est plus vrai, car n'importe quel méridien fait
l'affaire!).
La courbure à l'intérieur d'un
triangle
La courbure à l'intérieur d'un
triangle T d'angles alpha, beta et gamma, exprimée en degrés, est
définie par :
c(T)=alpha+beta+gamma-180
On voit ainsi que dans le plan, la courbure à l'intérieur de tout triangle est nulle. La coubure possède l'importante propriété d'additivité, que l'on peut énoncer ainsi : soit T un triangle réunion de deux triangles adjacents T1 et T2. (autrement dit on forme T1 et T2 en traçant la géodésique entre un sommet de T et un point du côté opposé). Alors c(T)=c(T1)+(T2). La démonstration est très simple : appelons alpha, beta et gamma les angles de T, et alpha1, beta1, gamma1 (respectivement alpha2, beta2, gamma2) les angles de T1 (respectivement T2), comme indiqué sur la figure ci-dessous :
Fig. 6 : additivité de la courbure.
On voit que alpha = alpha1+alpha2, beta=beta1, gamma = beta2, et on remarque que gamma1+gamma2 = 180°, ce qui donne :
gamma(T) = alpha+beta+gamma-180° = alpha1+alpha2+beta1+beta2-180° = alpha1+alpha2+beta1+beta2+gamma1+gamma2-360°,
soit finalement :
c(T) = c(T1)+c(T2).
On peut aussi définir la courbure
à l'intérieur d'un polygone quelconque : si P est un polygone à n
côtés et n angles alpha1,
alpha2, ... ,
alphan on
définit la courbure à l'intérieur de P par la formule :
c(P)=alpha1+alpha2+...+alphan-180(n-2)
Il est facile de voir (exercice!) que
la propriété d'additivité est encore vérifiée : si P1
et P2 sont deux
polygones adjacents formant un polygone P, alors c(P)=c(P1)+c(P2).
Par un procédé de limite on peut définir la courbure c(G) à
l'intérieur d'une courbe G quelconque (par exemple dérivable par
morceaux).
Le transport
parallèle
Supposons que je me déplace
sur une surface en pointant une flèche toujours
dans la même direction. Si j'emprunte un
chemin polygonal, cela signifie que ma flèche fait toujours le même
angle avec le segment de géodésique, et que cet angle s'accroît de
(180 - alpha) degrés à chaque fois que je franchis un point
anguleux d'angle alpha. Pour un chemin quelconque ceci a toujours un
sens et définit le transport parallèle
de ma flèche le long du chemin. Supposons maintenant que le chemin G
est fermé, et donc que je me retrouve à mon point de départ. De
quel angle aura tourné ma flèche entre le départ et l'arrivée? On
peut montrer que c'est la courbure c(G) à l'intérieur du chemin qui
donne la réponse à cette question.
La
série de photos ci-dessous représente le transport parallèle le
long d'un cercle, d'abord dans le plan, puis dans un cône, et enfin
dans un cône plus pointu. Ici le chemin choisi entoure le sommet. La
courbure du cône est entièrement "concentrée" à son
sommet, et vaut successivement 0, 45° et 90°, comme indiqué par
les flèches oranges à la jonction.
Fig. 7 : transport parallèle et courbure.
Si on choisit un chemin qui
n'entoure pas le sommet, le transport parallèle le long de ce chemin
n'occasionne aucune déviation, donc la courbure à l'intérieur est
nulle. Le seul point où la courbure se manifeste est donc bien le
sommet du cône.
Courbure totale
On
veut estimer la courbure présente sur la totalité d'une surface.
Considérons par exemple une sphère S. Elle est réunion de huit
triangles adjacents à trois angles droits : les points de
l'hémisphère nord (resp. Sud) de longitude comprise entre 0 et 90°
Est , entre 90 et 180° Est, entre 0 et 90° Ouest et enfin entre 90
et 180° Ouest. La courbure à l'intérieur de chaque triangle est
égale à 90 degrés. On en déduit que la courbure totale c(S) est
égale à 90 x
8=720 degrés. On voit que la notion de
courbure totale ne dépend pas de la triangulation
: en effet on peut trouver une triangulation plus
fine que deux triangulations données,
autrement dit tout triangle de l'une ou de l'autre est réunion de
triangles de cette troisième triangulation. La propriété
d'additivité permet alors de conclure.
La courbure totale
c(S) d'une surface, qui est donc bien définie comme la somme des
c(T) où T parcourt une triangulation de la surface S, possède une
propriété remarquable : elle est invariante
par déformation de la surface. Pour le voir
il suffit de se limiter d'abord aux déformations qui ne touchent pas
aux géodésiques d'une triangulation donnée, puis il faut ensuite
se convaincre que toute déformation s'obtient en composant plusieurs
déformations de ce type, quitte à changer de triangulation à
chaque étape. La courbure totale est donc un exemple d'invariant
topologique.
Fig. 8 : le cube est une déformation
de la sphère. La courbure totale de 720° se répartit en 90°
sur chacun des huit sommets.
Les élastiques verts matérialisent
un triangle à trois angles droits entourant l'un des sommets.
Les surfaces fermées orientables, c'est-à-dire en gros les surfaces sans bord, de taille limitée, et telles qu'on puisse définir dessus un "envers" et un "endroit", sont classifiées par un entier g qu'on appelle le genre de la surface, et qui mesure le "nombre de trous". Ainsi une sphère (un ballon de foot, un ballon de rugby, un cube, une pyramide...) est de genre 0, un tore (c'est-à-dire, au choix, une chambre à air de voiture, une tasse ou un panier) est de genre 1, une monture de lunettes est de genre 2, un bretzel est de genre 3, etc.
Fig. 9 : surfaces fermées orientables de genre 0, 1, 2 et 3.
La formule pour la courbure totale
est alors :
c(S)=(1-g) x 720°
La
courbure totale d'une surface fermée orientable ne peut donc prendre
que des valeurs multiples de 720 degrés. C'est un premier
exemple d'une famille de théorèmes appelés théorèmes de
l'indice, qui constituent un thème de recherche très actif dans
notre laboratoire de mathématiques.
Le disque
de Poincaré
Terminons ce bref exposé par un exemple de surface à courbure partout négative (c'est-à-dire négative à l'intérieur de tout triangle) : le disque de poincaré D est un disque muni d'une distance très particulière, pour laquelle deux points sont toujours plus éloignés qu'il n'y paraît :
Fig. 10 : le disque de Poincaré.
Pour s'en
faire une idée, imaginons qu'il règne une température normale au
centre, mais qui décroît régulièrement jusqu'à atteindre le zéro
absolu sur le bord. Un être vivant sur cette surface verrait ses
mouvements ralentis au fur et à mesure qu'il s'éloigne du centre,
et ne pourrait jamais atteindre le bord, qui de ce fait se trouve
exclu de la surface proprement dite (en fait, dans ce modèle, on
suppose que la vitesse est proportionnelle à la température
absolue, qui elle-même est proportionnelle à la distance apparente
au bord : ceci permet de définir la nouvelle distance entre deux
points comme le temps minimal nécessaire pour aller de l'un à
l'autre avec une vitesse qui se comporte de cette manière).
Le
disque de poincaré est donc une surface sans bord, mais,
contrairement aux apparences, de taille infinie. Les géodésiques
sont les arcs de cercles coupant le bord du disque à angle droit
(remarquez qu'elles s'incurvent vers le centre : c'est normal car il
y fait plus chaud!). Il est donc possible de tracer des triangles
dont la somme des angles vaut zéro : la courbure
totale du disque de Poincaré vaut moins l'infini, car (voir la
figure 10 ci-dessus) on peut loger une infinité de tels triangles à
l'intérieur du disque. La géométrie du disque de Poincaré est le
prototype de la géométrie hyperbolique,
un sujet majeur de recherche également bien représenté dans le
laboratoire.
Merci à Hervé
Oyono-Oyono pour les photos figures 4 et 7.