- IX -


La Bible chrétienne doit son nom au grec 'Biblos'. Elle représente une bibliothèque, un ensemble d'ouvrages de référence sur lequel va pousser une tradition unifiée au cours de l'Histoire. Pour reprendre une traduction végétale, la Bible, pour des chrétiens représente la base d'une tradition non unique, mais relativement unifiée. Presque toutes les religions chrétiennes acceptent les quatre premiers conciles oecuméniques de l'Histoire. Et la lecture chrétienne de la Bible serait comme un peuplier avec un grand et haut tronc au sommet duquel se développe un feuillage en forme de cierge (céroforme). Alors, par opposition à la TORAH, qu'est ce qui permet aux chrétiens une telle prétention d'unification ?

La réponse tient dans dans la première lettre de l'Évangile de Saint Jean : 'Arkhe', Au commencement. Attention, non pas, 'en un commencement', ainsi que commence la Genèse, mais : 'Au seul Commencement'. Du 'Beth' de la Genèse, on est passé à l'Alpha. On ne va plus parler seulement du créé, mais aussi de l'Incréé. La métaphysique devient possible, la théologie l'embrasse. La Bible, c'est La Révélation, la référence sur Dieu et sa révélation. La révélation, en grec, c'est l'a-letheia, ou l'apocalypse. Deux mots qui commencent par un Alpha grec, le Principe, le Commencement de l'alphabet. La Bible, c'est la B.A. (Bonne Action) de Dieu, puisqu'elle met en continuité le Beth de la TORAH, et l'Alpha (ou l'Aleph) de l'Évangile. (On pourrait aussi voir que dans l'a-letheia, comme dans l'a-pocalypse, l'alpha est privatif. L'ultime révélation serait-elle celle d'un manque, un peu au sens Sartrien ?) Nourrie de cette continuité Beth-Alpha, la Tradition chrétienne ne peut se contenter du seul 'dévoilement', elle ne peut reposer que sur la Connaissance, (elle n'est donc pas gnostique, sans être agnostique) d'où l'importance de sa plongée dans le Judaïsme, par la Tradition Juive, reprise et référée dans les Synoptiques (chez Matthieu, Marc et Luc), et surtout par l'un des plus grands penseurs du Judaïsme et de l'Histoire au coeur du Christianisme : Saint Paul. Mythologie, et presque gnose par Saint Jean, le Christianisme est aussi Historique par Saint Paul. Chez Jean, l'opposition est entre ceux ont saisi la Lumière et ne la comprennent pas, chez Paul, elle est entre ceux qui sont dans la Chair, l'ordre de la Loi, et ceux qui sont dans l'ordre de l'Esprit, qui se greffe sur la Chair, ne la reniant jamais, mais s'appuyant sur elle. Bref, la tradition Chrétienne superpose ainsi les deux aspects de la Vérité, comme un dévoilement d'Idées (platonicien), un a-letheia, et un E-meth : la vérité comme quelque chose de bien assis, de solidement planté. Si la TORAH est un bulbe duquel partent en toutes directions les branches d'un arbuste, et que le Christianisme est un peuplier, alors ce dernier en est à la fois la partie aérienne, céleste, et la partie terrestre, ses racines profondes. Dans la TORAH, subsiste l'inconnu de la vocalisation. Le Nom du Très-Haut présente des vides, et c'est le comblement de ces vides qui va donner un sens au texte. D'où aussi le symbolisme des nombres, le nombre douze exprimant une totalité car il correspond aux différentes permutations possibles du Nom du Très-Haut, Béni Soit-Il) Dans la Bible chrétienne, le vide n'existe plus, les mots sont tous dits, c'est eux qui comptent, quelle que soit leur inculturation, donc leur traduction.

Les derniers éléments qui restaient de la classification des livres du professeur : µ§, et b évoquaient donc au moins ces deux traditions de lecture. Que pouvait-il en être ensuite ?


17/05/03



- X -


Dans l'inventaire des trois Religions du Livre, il reste encore l'Islam.

Le nom de Coran dérive du verbe arabe signifiant lecture, qui évoque une sorte de psalmodie un peu analogue au chant grégorien. Ce qui signifie qu'au lieu d'être la B.A. de Dieu, le Coran est supposé écrit par Dieu lui-même, dicté à Mahomet dans sa littéralité même. Le Coran est donc aussi le modèle, le parangon ultime de la littérature arabe. Il fut un temps chez nous où l'on apprenait à lire que par la Bible. Dans les pays musulmans et arabophones, la lecture de l'arabe est capitale et ne s'origine, comme ne culmine, que dans la lecture du CORAN. Contrairement à la Tradition chrétienne, aucune traduction n'a la même valeur que l'original, ce qui d'ailleurs se comprend lorsqu'on voit combien de débats exégétiques suppose la traduction d'un seul verset du CORAN. Le CORAN est arabe. Il énonce des lois, il est sacré dans sa lettre même. Mais l'Islam, et cela est mois su, ne se réduit pas qu'au CORAN : les actes du prophète, et dans une certaine mesure (3 générations pour les Sunnites) ceux de son entourage propre racontés et regroupés en hadith, ont aussi une valeur exemplaire. Si je cherchais une image végétale pour la lecture du Livre Sacré telle qu'elle est pratiquée en Islam, je crois que celle d'un bambou, exclusivement, grandiosement vertical, et étalant étage par étage ses feuilles à la lumière, serait une image intéressante.

L'Islam peut donc apparaître comme très sec ; toute opération faite dans la Foi doit pouvoir ultimement se justifier par son évocation dans le CORAN. Peut-on par exemple, interpréter les textes du CORAN à la lumière de l'Histoire ou de la Philosophie ? C'est là un réel problème. On ne peut pas toucher à le lettre du CORAN ! C'est une première réponse.

En même temps l'École philosophique musulmane des mutazilites, dont une partie des musulmans modernes cherche à retrouver les sources, autorise une interprétation du CORAN, arguant de l'apparition dans le CORAN du verbe 'indesit', signifiant : tirer l'eau d'un puits. On peut donc tirer de l'eau du puits qu'est le CORAN.

Le CORAN est un poème, un chant et un ensemble de lois. Du fait de la littéralité de son inspiration, on pourrait croire en un Islam arrêté, stationnaire. Mais la caractéristique principale de l'Islam est peut-être ailleurs : elle est, dans la lignée des deux autres religions du livre, celle d'une évacuation quasi-totale du sacré, hors de la vie commune. Le CORAN concerne la Terre, donc des lois, des règles, mais exclut le mysticisme. Seuls le CORAN, et quelques hadith peuvent être vus comme paroles de Dieu, et ils ne concernent que la terre, pas le Ciel ou la vie intime de Dieu, dont on ne sait rien dire. Le CORAN est ainsi supposé faire culminer la désacralisation du monde. Les lois et les règles de ce monde sont indépendantes de la vie intime d'un monde sacré. Du coup, tout ce qui, dans la Bible choisit Israël comme peuple privilégié (Judaïsme), tout ce qui dans la Bible chrétienne ou la théologie, parle de Dieu, est perverti. Les Juifs et les Chrétiens sont supposés avoir perverti le message de Dieu. C'est ainsi écrit dans le CORAN. Le CORAN, l'Islam, apparaissent ainsi en quelque sorte comme une manière, dictée par Dieu, de vivre un monde où Dieu n'est pas, même s'il reste créateur.

Il y a dans l'Islam 99 noms de Dieu, qui sont révélés dans le CORAN, mais qui sont des mots ordonnés et dont on ne peut aller plus que la littéralité. Tout d'abord, Dieu est UN, puis il est Tout-Puissant, puis miséricordieux ...etc, je ne connais pas les autres. On n'est donc plus dans l'optique où Dieu est Amour, comme dans le christianisme.

Bizarrement, (mais peut-être n'est ce un paradoxe qu'en apparence ?) cette religion qui a considérablement réduit, sinon annihilé, exclu, le Sacré du monde est aujourd'hui celle qui donne lieu aux fanatismes les plus violents. Il y a pourtant, entre l'Intégrisme et l'Islam, à mon sens, une différence, un antagonisme irréductibles.


22/05/01



Si nous essayons alors de synthétiser les différences de ces trois religions, appelées donc, presqu' abusivement, religions du livre, que pourrions-nous dire ?

La TORAH, la Bible juive serait comme un idéogramme : elle exprime une idée, ou plutôt, elle a l'aspect multiforme d'un idéogramme. Chaque signe exprime une idée et peut en exprimer plusieurs à la fois. Ainsi en Chine le même caractère désigne-t-il une crise et une opportunité. Et l'écriture existe parce qu'elle comprend des milliers d'idéogrammes. Elle est d'autant plus parlante qu'elle a plus d'idéogrammes. De même la TORAH est-elle plus profonde qu'elle permet davantage d'histoires, d'interprétations. La TORAH est un idéogramme, une expression, un susciteur d'idées.

La BIBLE, elle, serait un mot. Le 'mot' de Dieu. Comme tous les mots, comme les outils, il a une unicité, une utilité particulière, et aussi un polymorphisme. L'outil peut être utilisé pour plusieurs choses différentes. Le mot a plusieurs sens possibles, mais ils sont analogiques. Ainsi le mot Amour exprime-t-il l'amour pour un plat culinaire, l'amour d'amitié, l'amour physique.. Trois réalités différentes, mais réunies par une analogie directrice.

Le CORAN, enfin, c'est la lettre. Chaque lettre en est sacrée. Son signe est un son. Et c'est là la parole ultime : "Un son, qui pourrait réfuter un son ?"se demandait NIETZSCHE. Le CORAN est à prendre à la lettre, à lire sans erreur ni ajout. Le CORAN, c'est Dieu qui nous raconte le monde, rien que le monde, mais tout le monde. Il faut le CORAN, rien que le CORAN, mais tout le CORAN. La lecture de celui-ci a une valeur extrême. On ne peut s'en écarter.

Autre éclairage. La TORAH raconte les alliances des Hommes avec Dieu. A la lumière du passage de la mer Rouge, que le peuple d'Israël voit comme son élection particulière, il voit une alliance, un choix par Dieu, d'Israël. Ce choix, cette alliance, sont toujours des mises à part. Rétrospectivement, le judaïsme relit alors l'Histoire. Le temps, devenu linéaire par l'irruption d'un événement unique (le passage de la mer Rouge, la Pessah) mais le passé a donc aussi dû avoir ses événements, ses mises à part particulières. Rétrospectivement donc, le Judaïsme voit donc d'autres alliances de plus en plus singulières dans l'Histoire, de plus en plus larges au fur et à mesure qu'on regarde à reculons vers le Passé. La Mer Rouge, c'est le choix d'un peuple parmi les autres peuples d'alentour. La circoncision, c'est l'inscription dans la chair de ce choix, ce cette mémoire, qu'on écrit dans les choses pour ne pas la perdre. Avant, il y a le choix d'un ensemble de peuples, d'une région d'au milieu du monde. C'est l'alliance Abrahamique, qui fait d'Abraham le père d'une multitude de Nations (Ab Hamon Goyim). Une famille d'ethnies est mise à part dans l'Humanité. Avant cela, il y a le choix de l'Humanité Juste parmi les créatures vivantes et les éléments : c'est l'alliance Noachique. L'Homme est mis à part pour garder les autres êtres vivants de la furie des éléments. Et puis auparavant, il y a la Création (séparation des eaux), partie du Tohu-Bohu et dans laquelle l'Humanité est choisie pour donner un nom à chacune des choses créées. Chaque alliance se rajoute, particularise la précédente, et dans le même temps la complète et l'accomplit. Enfin, vers l'Avenir, les alliances attendent la venue, le choix, d'un Messie.

Le Christianisme peut se lire dans la continuité du judaïsme, dont il se réclame. C'est une nouvelle alliance : l'arrivée du MESSIE. Choix d'un Homme, d'une personne parmi le peuple, pour récapituler toutes les alliances précédentes, et par suite, faire de cette alliance une alliance à incarner dans tout homme, à annoncer au monde entier. JESUS est le nouvel Adam, et Adam signifie l'Homme; l'Homme, c'est-à-dire TOUT Homme, destiné à être à son tour MESSIE. Puisque j'vous l'dis !

L'Islam, lui, ne se voit pas comme une alliance, mais encore comme une mise à part sans doute. Chaque alliance a restreint l'espace de la sacralité. L'Islam affirme nettement qu'il n'y a pas de sacralité. Dieu n'est là que pour nous raconter le monde en entier. Le CORAN énonce tout sur le monde en le séparant radicalement de Dieu. Dieu n'est pas dans le monde, ni dans un peuple qu'il aurait choisi (ça, c'est Israël qui a perverti le message reçu), il n'est pas non plus dans le coeur ou dans les actes des hommes, des personnes (ça, c'est le Christianisme qui a perverti le message). Non, Dieu, distinct radicalement du monde, (plus différent encore du monde que ne l'est le Dieu d'Aristote) n'intervient qu'une fois, pour raconter à l'homme ce monde, et lui dire surtout qu'il n'y est pas.


22/05/01


- XII -


Un jour, en tant que professeur de criminologie, je pense que j'écrirai une étude, aussi complète que possible, sur les religieux détectives de la littérature policière. Le détective a toujours un statut particulier dans le livre : c'est le personnage principal, celui qui recherche en priorité. Il est souvent notable, ou à l'inverse paria. Son rôle est de faire advenir la Vérité. Il est souvent seul dans ses méthodes et ses expériences. Faire jouer un tel rôle à un religieux n'est donc ni innocent, ni anormal. Depuis le scribe HUY jusqu'au rabbin David SMALL, en passant par le Cadfaël, Erwin le Saxon, le Père BROWN de CHESTERTON... et il en existe d'autres : je crois avoir aperçu dans une librairie les énigmes d'un religieux musulman dans le Khalifat de Bagdad, celles d'un inquisiteur, ou encore d'un moine Tibétain.

De par sa position de médiateur entre le Sacré et le Profane, le divin et le laïc, le religieux est un détective naturel dès qu'on voit le meurtre, mythe, acte fondateur de la littérature policière, comme une vérité à élucider. Mais, à n'en pas douter, les traditions religieuses ne peuvent qu'influer sur les façons de voir et d'agir de ces détectives dans la recherche de la vérité. Erwin le Saxon recherche ses coupables tout en propageant, dans l'Europe Carolingienne, la réforme des lectures de la Bible. Et ces deux aspects sont inséparables. Frère Cadfaël s'est soumis à la règle de Benoît, après une vie aventureuse, et sa recherche de la Vérité va toujours de pair avec la protection de deux amoureux, qu'on peut voir dans la ligne de cette règle bénédictine que sa clémence et sa miséricorde séparaient de la rigidité des autres règles monastiques comme de celle de Saint Colomban. Le rabbin David SMALL, dans ses enquêtes, opère, pour le peu que j'en sache, en analysant concomitamment plusieurs processus et actes liés à l'enquête ; méthode analogue à la pratique des Midrash par rapport à la TORAH. Le Père BROWN de CHESTERTON est plus particulier : son adversaire majeur est d'abord le rationalisme, puis la profusion des croyances (auxquels il répond par la profusion des rationalités ?). Et il y répond d'une manière qui, bien que se voulant parfaitement rationnelle, laisse une très large place aux surréalismes. Il présente aussi, avec le personnage de Flambeau, le bon larron, le prototype de l'homme sauvable. Chez Margaret DOODY, c'est un détective de l'antiquité qui va chercher des conseils auprès de son maître Aristote.

Au milieu de tout cela, il est inévitable que chacun de ces religieux, dans la pratique de ses investigations, soit marqué par la tradition de lecture ou la religion à laquelle il appartient. Il y aurait là, me semble-t-il une matière à étude, sans doute encore ouverte, et peut-être amusante.

Pour ce qui concernait notre affaire, les conversations glanées de-ci, de-là, avec chacun, m'avaient appris que la victime était, de son côté, un personnage pour le moins discret. Taciturne, reclus même me disait-on, et qui ne parlait vraiment de ses études et de son savoir qu'avec son étudiant de thèse, aujourd'hui si lourdement soupçonné de meurtre. Par ce contact unique avec le Professeur, ce jeune homme, dont l'image m'avait frappée dans le Train à Grande Vitesse, faisait un coupable obligé, comme le médiateur que représente le religieux fait un investigateur privilégié de la littérature policière. Et je voulais de mon côté sortir de cette culpabilité inexorable, faire pousser l'ombre d'un doute pour celui dont seule apparence d'innocence était la sincérité viscérale de l'appel au secours qu'il m'avait lancé à la fin de mon exposé.


24/05/01



Et nous voilà dans ce chapitre treizième,

dans lequel, ainsi que nous le rappelle Cyrano de BERGERAC,

Dom Quichotte s'acharne à combattre les moulins.




Qui donc avait pu, en dehors de cet étudiant, tuer le professeur ? Qui donc pouvait ne pas être innocent ? Du silence de ce personnage décédé, et qui vivait reclus, la seule parole qui sortît venait du suspect. Etait-ce suffisant pour en faire le coupable obligé, ou devrais-je dire, le bouc émissaire de l'affaire ? Qui étaient-ils, ce professeur ermite et cet étudiant loquace ? Quelles étaient leurs relations ? Sur quoi travaillaient-ils ? Comment la victime était-elle morte ? Dans quelles conditions le forfait avait-il été découvert ? Autant de questions sur lesquelles je n'avais pas avancé d'un pouce. Il n'y avait là qu'un grand silence. Plus j'avançais dans ma quête , moins j'en parlais. Le silence seul semblait naître de tout cela. Et dans ce silence, l'affaire où j'avançais apparaissait de plus en plus comme un mythe et de moins en moins comme un fait historique. En y réfléchissant d'ailleurs, la différence entre les deux ne se fait-elle pas à partir du moment où les découvertes d'interprétations pour un événement se substitue à la recherche de l'événement lui-même ?




suite ... en préparation




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